Vous me faites l’honneur de me demander d’intervenir sur le thème du futur de la gastronomie française au cours de la journée consacrée à l’avenir du patrimoine, dans le cadre des Rencontres Mondiales. Je vous en remercie et je vais tâcher d’être à la hauteur de cette mission !
Pour cela, je vais tout d’abord poser comme principe qu’un futur ne peut se concevoir sans un patrimoine car, pour bâtir solidement il faut un socle de qualité. Ainsi conçu, le patrimoine n’est plus un monument figé dans le passé, il est notre passé et, en même temps, notre avenir.
La gastronomie, à cet égard, en est un parfait exemple, puisqu’elle est à la fois l’œuvre des générations qui nous ont précédés et une véritable ode à la vie. La cuisine, quant à elle, est, comme je l’ai fait inscrire en lettres lumineuses à l’accueil de mon restaurant : « l’art de transformer instantanément en joie des produits chargés d’histoire ».
Le patrimoine gastronomique est pour nous tous l’un des plus grands à l’échelle mondiale, est-il toujours bien vivant ?
La gastronomie française est un patrimoine vivant car elle est en interaction permanente avec d’autres patrimoines et métiers que sont les terroirs français, les produits et les producteurs ; puis les métiers de bouche ; ensuite les arts de la table et on peut y ajouter l’architecture intérieure, tous se caractérisant par une grande diversité.
J’illustre mon propos en vous citant quelques exemples de la diversité exceptionnelle de nos produits et terroirs, fruit d’une nature généreuse où tout se cultive, tout se pèche, se cueille, se ramasse : les pommes de terre peuvent être Ratte du Touquet, de Noirmoutier, Bintje, Agata, les asperges peuvent être blanches dans le nord ou au contraire vertes et violettes dans le sud ; quant aux vins évidemment ils représentent la plus grande diversité de cépages et de terroirs.
Et puis il y a la multiplicité des spécialités régionales ; pas un village de France ne possède sa spécialité : l’ail d’Arleux, l’andouille de Vire, les petits pâtés de Pézenas, la saucisse de Toulouse, sans parler des préparations comme la choucroute d’Alsace, la potée auvergnate, le Cassoulet de Castelnaudary…
Les métiers de bouche ne sont pas en reste puisque les villes de France peuvent s’enorgueillir de proposer charcutier, boucher, tripier, volailler, boulanger, pâtissier, confiseur, traiteur, primeur, caviste…
Les arts de la table entrent en scène pour créer assiettes, verres, couverts et plats tandis que les objets de table sont bien souvent l’œuvre d’artistes.
Les architectes d’intérieur sont évidemment sollicités pour créer les cadres les plus adaptés à la personnalité de chaque chef et de sa cuisine.
Le cuisiner, en lien constant avec tous ces métiers, fait bouger les lignes, son exigence de qualité redonne vie à des savoir-faire, à des productions locales et entraine producteurs et artisans dans sa démarche. C’est la garantie d’un patrimoine gastronomique bien vivant.
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Une autre facette du patrimoine gastronomique est l’acquisition de savoir-faire qui se transmettent de génération en génération.
La cuisine est un métier manuel, c’est-à-dire de gestes, et la transmission de ces gestes ne se fait jamais aussi bien que par l’apprentissage car l’apprentissage consiste à observer les gestes du maître et à se dire : un jour, je réaliserai les mêmes.
L’agriculture (entendue au sens large : élevage, pèche, viticulture…) est aussi un métier de gestes et elle aussi s’apprend et se transmet par la pratique. Les racines paysannes sont fondamentales dans la gastronomie française. Les paysans ont une grande capacité d’observation, ils savent tirer des enseignements de leur expérience. Par exemple, si le poulet de Bresse possède cette saveur si particulière, c’est parce que les paysans, depuis des années, ont compris grâce à leur observation, l’interaction entre cette volaille et la terre sur laquelle elle vit, les deux s’enrichissant mutuellement.
Les Français d’aujourd’hui profitent, sans toujours s’en rendre compte d’ailleurs, de savoirs accumulés et transmis de génération en génération, de maître à élève. Je suis moi-même un maillon de cette chaîne de transmission car j’ai été un apprenti et j’ai désormais toujours des apprentis dans mon restaurant. J’en suis très fière.
Tous ces métiers sont gratifiants, ils permettent d’exprimer une sensibilité, une personnalité, ils suscitent l’enthousiasme. En transmettant ces métiers, on transmet une culture, un savoir, une histoire, un geste qui donneront naissance à une passion. Cette transmission est garante du caractère bien vivant du patrimoine gastronomique français.
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Le cuisiner est donc un passionné. L’agriculteur, le créateur d’arts de la table aussi. Le monde de la gastronomie est un monde de passionnés. Je suis enthousiaste chaque matin devant la qualité et la fraîcheur des produits qui nous sont livrés par des cultivateurs, pécheurs, viticulteurs, éleveurs, qui ont la niaque. Cette niaque est commune à tous les artisans et à tous les chefs d’entreprise que sont les hommes et les femmes de la planète gastronomie.
Un chef d’entreprise doit sans cesse se réinventer, se remettre en question, un artisan aussi. Nos restaurants sont des PME, c’est le gage de notre rage de vivre, de nous renouveler, de nous adapter, de créer. Et pour cela, nous n’avons pas besoin de département Recherche et Développement… nous avons juste l’envie de faire plaisir à nos convives !
Dans les métiers de la gastronomie, on doit être optimiste et plein de vitalité. Paul Bocuse en a été un exemple flamboyant ; Il a incarné la générosité doublée d’un enthousiasme permanent.
Nous incarnons, nous les professionnels de la gastronomie, un art de vivre à la Française qui s’apparente à un art du bonheur : c’est le bonheur comme patrimoine ! Et ce patrimoine-là nous fait vibrer toute notre vie et conduit des observateurs avisés comme le journaliste Maurice Beaudoin à écrire : « Heureusement, l’excellence française à table existe toujours ».
Voilà pourquoi la gastronomie française rayonne ; voilà pourquoi notre patrimoine gastronomique est non seulement vivant, mais qu’il se porte à merveille, ce qui lui garantit un futur, comme nous allons le voir à présent.
Comment assurer un futur à notre patrimoine gastronomique ?
Le classement par l’UNESCO du « Repas Gastronomique des Français » au Patrimoine Immatériel de l’Humanité a conduit à la constatation que les pratiques culinaires étaient facteurs d’une identité culturelle. Ce faisant, ce classement a été un élément déclencheur sur la planète gastronomie. La plupart des pays ont alors pris conscience de l’existence de leur culture gastronomique et de sa capacité à aspirer à une telle reconnaissance. La reconnaissance de notre gastronomie a révélé les cuisines dans le monde. La France a ainsi montré le chemin. Et ce chemin a été emprunté par les pays de tous les continents, qui ont contribué ainsi à donner un futur aux patrimoines gastronomiques.
La Liste, à cet égard, a été un révélateur formidable : on a vu les cuisines asiatiques (Chine, Corée), autrefois cantonnées dans une niche ethnique « pas cher », se développer dans le haut de gamme ; entre 2018 et 2019, une quarantaine de restaurants en Corée et en Chine ont rejoint les mille meilleurs restaurants du monde. L’Espagne, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne comptent de plus en plus de restaurants sur La Liste. La Russie développe une gastronomie haut de gamme et certains de ses chefs s’intéressent au riche passé culinaire de leur pays. Enfin, on observe les premiers signes d’une montée en gamme de l’Afrique.
Ce réveil des cuisines du monde entier a conduit les jeunes cuisiniers de tous pays à venir en France pour faire leur apprentissage dans les grands restaurants. Ils y apprennent les techniques, ils découvrent la multitude de nos produits et surtout l’âme de la culture française.
Il y a désormais sur toute la planète une recherche gastronomique, un foisonnement d’idées et de créations culinaires, une explosion d’ouvertures de restaurants. On constate que de nombreux jeunes ont envie d’apprendre le métier de cuisinier. Tout cela est relativement récent ; c’est un tournant dans l’histoire de la gastronomie, c’est un véritable « Mouvement », à l’origine duquel on trouve la gastronomie française.
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La gastronomie française vit désormais autant par elle-même que par l’international, comme les gastronomies des autres pays vivent autant par elles-mêmes que par la gastronomie française. La cuisine, les cuisines se portent bien, très bien, parce qu’elles rassemblent les hommes et qu’elles donnent autant de plaisir à ceux qui la préparent qu’à ceux qui la dégustent.
La cuisine n’a pas besoin de passeport : on voit désormais les Américains ne pas hésiter à rester des heures à table, les Anglais aimer les ambiances spécifiques à chaque restaurant, les Japonais dont les grands chefs sont passés par nos cuisines, les Chinois dont le restaurant est l’étape incontournable de leur voyage en France, les Italiens qui partagent nos convictions dans l’importance que nous donnons au produit…
Le cuisinier a désormais accès aux produits de la planète. Paul Bocuse, cuisinier et communicant hors pair, a parcouru le monde pour faire découvrir la cuisine française, et le monde est finalement venu chez nous !
Cette ouverture conduit le cuisinier à la réalisation de nouveaux plats, de nouvelles recettes, tout en gardant ses propres bases techniques et son enracinement local. C’est une ouverture qui, au lieu d’aller vers la standardisation, cultive la créativité et la personnalisation. On peut affirmer qu’il s’est passé plus de choses sur la planète gastronomie dans ces vingt dernières années que dans les deux mille ans qui les ont précédées !
Une accélération ultra-rapide pour un patrimoine hyper-solide ! Bref, une santé florissante et un futur assuré pour la gastronomie !
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Enfin, c’est au développement du tourisme qu’on voit la bonne santé de la gastronomie française. La première motivation des touristes dans leur choix de la destination France, est la découverte de notre gastronomie et de nos vins. Ils plébiscitent la découverte de notre culture, de nos paysages comme un bain de bonne vie.
Ils achètent aussi et rapportent chez eux de nombreux souvenirs gustatifs puis achètent des produits français dans leur propre pays. La vente de vins, par exemple, est ainsi l’un des rares postes excédentaires dans notre balance commerciale, avec un total de 13 milliards d’Euro.
Des hommes et des femmes de plus en plus nombreux découvrent ainsi la gastronomie française ; ils y sont sensibles, ils s’y intéressent et rapportent avec eux des idées nouvelles à ce sujet dans leur pays. Dans le même temps, des Français vont aussi à la découverte des gastronomies des autres pays et l’inspiration se fait dans les deux sens.
Cette nouvelle donne a entraîné la gastronomie vers de nouveaux horizons, où la création de valeur ne repose plus sur des produits et services mais sur la création d’expériences singulières. Les convives sont désormais à la recherche, non pas du meilleur mais de l’unique. Alors, notre défi de rendre chaque convive heureux passe par le côté humain ; c’est un bel ingrédient pour le futur de la gastronomie française comme pour le futur de la gastronomie du monde.
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Vous m’avez demandé quel serait le futur de la gastronomie française et je m’aperçois que ma réponse a glissé vers le futur de la gastronomie tout court. Mais c’est parce que l’évolution de la gastronomie française est à l’origine de l’évolution de la gastronomie du monde et que désormais, le futur de l’une ne peut se concevoir sans le futur de l’autre. C’est d’ailleurs le plus bel hommage que le monde puisse rendre à la France dans ce domaine.
« Vous les cuisiniers, vous rendez l’éphémère inoubliable » m’avait confié un convive à l’issue d’un dîner ; et l’inoubliable voyage sans frontière… et pour longtemps !