Deux ans après sa dernière édition, et une pandémie plus tard, le Forum de Doha vient de célébrer ses vingt ans d’existence. Au cœur d’enjeux géopolitiques complexes, dans une région attisée par le feu et la poudre, à un moment de l’histoire récente où l’Europe se trouve elle-même en proie à la guerre, cette nouvelle édition du second forum politique le plus important au monde, se proposer d’analyser les transformations à venir du monde à l’aune d’une nouvelle ère.
Introduit par l’Emir Tamim Al Thani, cette édition a accueilli près de 1600 personnes, venus des quatre coins du monde. Le dirigeant qatari a tenu à souligner l’importance des défis qui attendent le monde pour les années à venir : inégalités, injustice, climat, guerres, réfugiés, question de la situation des Palestiniens, des Syriens, des Afghans. Il a également regretté que nombre de pays en situation de crise optent pour une militarisation des solutions politiques au lieu de favoriser une politisation des solutions militaires.
Soulignant l’importance du dialogue, il a rappelé son rôle dans le jeu des institutions internationales et sa détermination à toujours faire le choix du multilatéralisme contrairement à nombre de ses voisins qui bravent en permanence le droit international : « La nouvelle ère dont nous rêvons et pour laquelle je travaille personnellement est l’ère de la paix, de la coexistence, de la justice sociale, ou tout le monde pourra répondre à ses besoins en matière d’éducation, de santé, d’alimentation et d’eau, de dignité et à terme d’épanouissement. »
Premier forum à bilan carbone neutre, le Forum de Doha a traversé deux décennies de crise politique et géopolitique pour devenir aujourd’hui, derrière Davos, le lieu de rencontre préféré des politiques, des institutionnels, des universitaires, des membres de la société civile et échanger autour de plusieurs grandes thématiques : la question climatique, la jeunesse, les réfugiés et les migrations, les économies en temps de guerre, le business post-pandémique, enjeux et dangers de l’intelligence artificielle, l’éducation, la transition énergétique, les défis en Afrique, la question du gaz naturel, engagement et désengagement des zones de conflit. Il est revenu aussi sur les premières conséquences du conflit en Ukraine déclenché par la Russie, la transformation des alliances stratégiques dans ce contexte, la santé et la vaccination à l’échelle planétaire comme on l’a connue avec la pandémie de Covid-19, la nouvelle coopération internationale à défendre dans un monde multipolaire, etc.
L’ouverture du Forum a plongé le public au cœur de l’actualité, avec l’intervention en direct du président Volodymyr Zelensky, adaptant -comme souvent- son discours à l’audience à laquelle il fait face. Ainsi, il a souligné l’importance des musulmans en Ukraine et les dangers qu’ils courent actuellement dans le pays. Convaincu que les empires ne s’arrêtent pas qu’à une seule victoire, et qu’il n’ont de raison que par leur extension, Zelenski est inquiet avant tout pour son pays mais pour le monde entier avec la politique de Vladimir Poutine. Mais il a aussi évoqué cette nécessité pour l’Europe de garder son indépendance absolue, et de se détacher du gaz russe au plus vite, le gaz liquide naturel qatari étant une sérieuse option à développer au plus vite selon ses dires.
On sait, au-delà de la richesse des hydrocarbures dont dispose le Qatar, l’importance de la méditation pour Doha et de la négociation en faveur de la paix sur des terrains de guerre minés. Son rôle actif dans la négociation en Afghanistan depuis 2018 et son action majeure dans le rapatriement humanitaire de milliers d’individus après la chute de Kaboul, a été salué par le monde entier, dont les Etats-Unis avec Joe Biden, et les Nations unies en la personne de son secrétaire général Antonio Guterres. A cette occasion, un prix spécial a été remis à une jeune entrepreneure afghane, Roya Mahboob, en charge du « Digital Citizen Fund », qui a monté une société de jeunes informaticiennes malgré la guerre. Depuis le retour des Talibans, son projet de construire une usine a été suspendu, tout comme son idée d’école informatique. Elle rappelait dans son témoignage que sa première visite dans un cyber café avait bouleversé sa vie : il était à l’époque très difficile d’accéder à la culture, aux livres et l’ordinateur lui ouvrit une fenêtre sur le monde.
L’Afghanistan est un pays pauvre depuis des décennies, où près de 27 millions de jeunes veulent comme tout le monde sur terre accéder à internet. En donnant un sens à la vie de ses jeunes camarades, et du travail par ailleurs, elle fait de la technologie robotique un outil de développement et d’épanouissement. Une semaine avant l’arrivée des Talibans, elle venait d’obtenir son agrément pour lancer son usine mais tout s’est arrêté net. En pause plutôt, comme Roya Mahboob aime à le préciser avec espoir. Elle rêve qu’un jour son pays puisse devenir un pays de hautes technologies. Pour le moment, il ne lui reste plus que le savoir pour résister, à condition qu’on ne le lui retire pas complètement dans les mois à venir comme à des millions de femmes sur place. D’autant que l’Afghanistan des Talibans vient de fermer les écoles pour ces dernières récemment.
La communauté internationale est en peine depuis des années pour se prémunir de ces guerres de l’Afghanistan à l’Ukraine. Abdulla Shahid, président de l’Assemblée Générale des Nations Unies et Ministre des Affaires étrangères des Maldives, voit ce contexte de tension inédite comme une opportunité aussi de faire évoluer notre système international. Pour lui, comme pour beaucoup des participants de cette XXe édition du Forum de Doha, il faut remettre en selle la diplomatie préventive, le soft power et l’aide humanitaire avant tout. Trois recommandations sont à préconiser pour lui en urgence: soutenir le système financier pour aider les pays les plus vulnérables afin de les aider à gérer leurs liquidités dans le cadre d’un programme d’action pour 2022-2031 avant qu’ils ne deviennent une bombe mondiale en matière de dette, équiper des milliards d’individus d’outils numériques modernes et sécurisés afin de soutenir l’éducation et l’émancipation personnelle, et lutter enfin de toutes ses forces contre le changement climatique. John Kerry, envoyé spécial du Président Joe Biden, était là pour le rappeler. Le monde prend conscience doucement mais sûrement du phénomène : des pays occidentaux ultra-pollueurs aux BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine), l’urgence n’est plus de venir à bout de la crise écologique (car on n’y parviendra pas), mais l’urgence est déjà au moins de venir à bout des conséquences les plus dramatiques de cette crise si rien n’était fait. Ce sera déjà un acte significatif pour les générations futures.
Sébastien Boussois
Docteur en sciences politiques, chercheur Moyen-Orient relations euro-arabes/ terrorisme et radicalisation, enseignant en relations internationales, collaborateur scientifique du CECID (Université Libre de Bruxelles), de l’OMAN (UQAM Montréal) et de SAVE BELGIUM (Society Against Violent Extremism)
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« L’art de la connaissance, c’est de savoir ce qui doit être ignoré. » Rumi